lundi 22 février 2010
Edouard Leclerc (1926- )
Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais les successeurs
servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Les hommes
nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de
vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils
ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance.
Toutefois il n’est pas d’héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux
sur les registres de son père pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession et si l’on n’a
rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Mais l’habitude, qui exerce en toutes choses
un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte
de Mithridate, qui finit par s’habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la
servitude sans le trouver amer. Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal lotis,
mais il faut avouer qu’elle a moins de pouvoir sur nous que l’habitude. Si bon que soit le naturel,
il se perd s’il n’est entretenu, et l’habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de la nature.
Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues, si frêles, qu’elles ne peuvent
résister au moindre choc d’une habitude contraire. Elles s’entretiennent moins facilement qu’elles
ne s’abâtardissent, et même dégénèrent, tels ces arbres fruitiers qui conservent les caractères de
leur espèce tant qu’on les laisse venir, mais qui les perdent pour porter des fruits différents des
leurs, selon la manière dont on les greffe.
Etienne de la Boétie, discours de la servitude volontaire 1549
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